Le 14 août était Fête de Notre Dame, particulièrement
célèbre à Ferret, où l'alpage battait son plein.
Le soir, Poulinô me demanda la permission d'y monter avec un de ses
amis indigènes, parce qu'on le suppliait de remplacer, avec son accordéon,
Gratien, le violoneux du Revers.
Nous sûmes ensuite le vrai succès qu'il s'était taillé
à la pinte, où son puissant instrument, qu'il maniait habilement,
avait tout de suite fait abandonner la radio. Il avait joué jusqu'à
deux heures du matin, galvanisant son monde, dont à chaque instant
quelqu'un se détachait pour lui apporter un verre. A ma question, s'il
buvait tout cela, il répondit que non, il mettait tous ces verres l'un
à côté de l'autre, prenant parfois un petit coup "pour
leur faire plaisir", sans cela buvant du sirop.
Par la suite de nos courses, il nous arriva, dans tel alpage écarté,
de voir une figure sauvage s'illuminer tout à coup, en reconnaissant
l'accordéoniste de Ferret.
Le lendemain matin, comme convenu, nous le rejoignîmes à la fraîcheur,
et n'eûmes pas notre garçon sans peine. Il dormait sous la soupente,
depuis pas bien longtemps, à cause des batteries qui avaient prolongé
la fête.
Quoiqu'ayant mal à la tête, il ne fit pourtant
pas de difficulté pour nous accompagner au Plateau des Lacs de Fenêtre,
où nous passâmes une radieuse journée; mais, le soir venu,
il me laissa seul grimper au Col des Chevaux. Puis on redescendit le sentier
tant de fois parcouru. Poulinô, qui nous avait précédés,
nous attendait assis un peu au dessus de l'alpage de Plan la Chaux.
La nuque cuite, portant ce petit carré de tafetas rose qu'il ne s'était
pas laissé coller sans grogner sur un bouton, -après quoi pourtant
il avait cessé de tirer son cou et paru bien soulagé-, il nous
regardait venir. Il avait l'air de dire : "Tout ça c'est bien
beau, mais je voudrais faire d'autres courses." Maintes fois, pendant
la journée, il avait regardé du côté des grands
massifs. Et je lui répondais mentalement :
Oui, l'année prochaine, c'est promis. Pas plus que l'on ne m'a retenu
à ton âge, je ne pourrai plus te retenir. Et, comme tu es fabriqué,
tu feras de plus belles ascensions que moi, tu iras bien plus haut. Et je
m'en réjouissais pour lui à l'avance.
Là haut près des lacs, sa tête se tournait aussi vers
le Grand Golliaz, qui quoiqu'étant un sommet secondaire avec ses 3240
mètres, l'attirait comme il nous avait attirés autrefois, par
son élan, son faisceau de sommets aigus, ses blancs couloirs verticaux,
par sa "gueule" enfin ; et il écoutait volontiers ce que
je lui en racontais.
Le Grand Golliaz avait joué un grand rôle dans
la vie des deux cousins Yous et Sious, précisément à
l'âge de Poulinô.
Il les intriguait avec son air assez méchant, son noir isolement, son
inconnu, car on disait que ce sommet, quoiqu'étant à l'angle
ouest du Valais, par conséquent marquant l'extrémité
sudoccidentale de la Suisse, n'avait été que peu visité,
et jamais par des Suisses.
Le père de Sious lui-même, grand pionnier de la chaîne
alpine, dont nous tenions ces renseignements, s'intéressait au Grand
Golliaz, et de ce fait, nous l'avions entrepris à plusieurs reprises,
une fois avec guide. Mais on ne savait pas comment l'atteindre, ses différents
pics étant séparés par des coupures infranchissables.
Vint enfin l'année 1903, pour laquelle on avait fait de grands projets
définitifs, et aussi... le départ imprévu du papa
Kurz pour la Franche Comté, emporté par le démon de la
lutherie.
C'est alors que Sious et Yous, au comble de l'excitation, décidèrent
leur grand départ tout seuls, et, prétextant une course dans
le massif du St Bernard, disparurent un beau soir, lourdement chargés,
de Praz de Fort.
Leurs mères, ayant justement projeté le passage du Col Ferret
sur Courmayeur avec une jeune amie, ils les avaient honteusement lâchées,
se bornant à porter leurs provisions jusqu'à Ferret. Là,
à la nuit tombante, et non sans susciter de l'étonnement, les
deux cousins poursuivirent leur marche, résolus à aller coucher
le plus haut possible.
Ce fut un vagabondage un peu fantastique dans ce tréfonds de vallée,
noir comme un four, où rugissait le "mauvais vent" subitement
levé. A tout bout de champ l'on prenait pour le mayen visé soit
un bloc de rocher, soit une silhouette de sommet dans le ciel. Enfin l'on
buta contre un mur de pierres sèches.
Il y avait une porte, on frappa. Une voix sonore retentit:
-Qui est là?
-On est deux, on voudrait passer la nuit.
-Poussez, c'est ouvert.
On ralluma la lanterne, dont le vent nous avait refusé l'usage. Nous
nous trouvions sur le sol nu d'un grand mayen, entourés de tout l'appareil
rustique d'une fromagerie. Nous laissâmes en bas notre bagage et grimpâmes
à 1'échelle. Immédiatement sous le toit était
une espèce d'échafaudage grossier où une dizaine d'hommes.
-Bonsoir:
-Bonsoir:
Nous ôtâmes nos souliers et nos molletières. Dans le rayon
de ma lanterne, plusieurs têtes hirsutes s'étaient soulevées,
peut-être, Poulinô, les pères de ceux que ton accordéon
fit plus tard danser à Ferret, peut-être eux-mêmes, alors
à l'âge de ces jeunes pâtres qui nous examinaient de leurs
luisants regards. Nous
enjambâmes plusieurs corps qui s'étaient serrés sans mot
dire.
Nous nous couchâmes sur le foin rèche, touchant presque aux plaques
du toit. On se partagea une ou deux couvertures trouées. Et l'on éteignit.
Les corps firent craquer un instant la charpente, chacun se pelotonnant contre
le froid. On entendit de gros rires, des soupirs énormes. Puis l'immobilité
se fit, des souffles réguliers et bruyants remplirent le silence.
Mais tout ne s'endormit pas.
Poulinô, tu connais cette sorte de nuits. Une ou deux fois tu m'en as
parlé, disant que tu ne pouvais pas dormir, à cause de ceci
ou de cela. Je garde de toi une composition de, gymnase où tu racontes
qu'ayant quitté certain bivouac à l'extrémité
du lac, tu t'en allas jusqu'au bout de la jetée de la Thièle,
et là t'asseyant, écris-tu, seul parmi les eaux et les étoiles,
"j'ai pensé".
Pour nous, ce qui nous empêchait de dormir, c'était, le vent
s'étant étrangement tu, une impitoyable goutte d'eau, tombant
dans un récipient rempli, et aussi, un petet qui s'était réveillé
dans l'étable voisine, tintant ou se secouant selon les caprices de
quelque génisson; c'étaient encore d'autres choses troublantes
et la pensée de nos mères, que nous laissions aller seules dans
cette montagne frontière.
Deux heures plus tard environ, je fus tiré d'un bout de sommeil par
des souffles froids qui me léchaient le visage. Le vent hurlait de
nouveau. Les mains enfoncées dans les poches et la peau grattée
par le foin, j'épiais Sious s'agitant à mon côté.
Nous finîmes par franchir l'énorme distance qui nous séparait,
et joignant nos deux solitudes, échangeâmes à voix basse
quelques propos découpés sur notre beau projet, sur ce vent,
le mauvais vent. Et cependant, nous sentions que la route était fermée
derrière nous, que nous irions malgré tout, que nous étions
partis.
Tandis que le vent continuait à pleurer sur la montagne triste, j'étais
tombé dans une torpeur délicieuse, sorte d'éternité,
qui s'interrompit soudain.
Il faisait toujours nuit, et plus froid. Plus de goutte d'eau, plus de potet,
presque plus de vent. Des craquements retentissaient dans la poutraison, et
les cavités sonores du mayen semblaient remplies d'un vague murmure.
Je restais immobile, les yeux grands ouverts.
Une main me frôla, Sious me dit :
-Yous?
-Quoi?
-Quatre heures.
-Oui?
-Oui.
Je trouvai une allumette : un éclair nous entra dans les yeux; et ma
petite lanterne se balança sur nos têtes. Un ou deux montagnards
gagnèrent à quatre pattes l'échelle, des bouts de patois
se firent entendre. Sious et Yous remirent leurs souliers et molletières,
cependant que les pâtres les considéraient fixement. En bas,
une lampe minuscule, suspendue au mur grossier, couvrait d'une rougeâtre
lueur le désordre des seilles, des bouilles, des instruments bizarres.
-Est-ce qu'on peut faire chauffer du lait?
-Oui.
La minute d'après, un feu pétillait dans le mayen, qui sembla
devenu une caverne profonde. Cependant un vieux venait nous dire :
-Beau le temps; mais çà ne veut pas durer.
Nous voulûmes lui demander des renseignements sur notre
course, mais ce fut vite dit : personne n'allait jamais là-haut.
A l'extérieur se déchirait un bruit de cris et de sonnailles
. Le jour venait.
Dans le petit cadre de la porte parut une puissante carrure, et le premier
seillon de lait mousseux s'engouffra dans la cuve.
Pendant que notre lait commençait à fumer, nous sortîmes
tous deux. Un grand froid nous saisit. Dans une sorte de crépuscule,
les gazons dégringolaient jusqu'au torrent. Au loin, quelque vision
blanche commençait à vaciller sous les rayons d'un soleil inconnu.
Dans le ciel régnait une sourde lueur, envahie à chaque instant
d'une nouvelle nappe de lumière. Et la lutte immense se poursuivait,
et le grand désastre s'accusait, tandis que résistait encore
une arrière garde d'étoiles faiblissantes. Face à nous,
la Tête Ferret se dégageait lentement de l'ombre. On commençait
à distinguer, sur son rein puissant, une faible ligne jaunâtre,
le sentier du col. Nos yeux essayaient de le suivre, espérant découvrir
au loin de petits points noirs. Mais rien ne répondait que l'âpre
voix de la montagne, vent et torrent mélangés.
Nous rentrâmes. Après avoir mangé et bu
un lait épais dont la bonne chaleur nous sembla circuler dans les möêlles,
on se harnacha mutuellement.
-Au revoir!
-Au revoir!
La vallée était pleine d'ombre encore. Après le mayen
mélancolique du Mont percé, nous nous mîmes à en
remonter le dernier tournant. Finie la nuit mauvaise, nous avions retrouvé
nos dix sept ans, et nous allions de ce pas que je t'ai souvent vu, souvent
envié, et dont j'ai tant auguré. Le ciel était tout bleu,
le torrent pur et glacé chantait près de nous, les marmottes
sifflaient de toutes parts. Peu à peu sous nos pieds, l'herbe le cédait
aux seules pierres. Soudain Sious s'arrêta: un dernier versant s'étant
dérobé, il était là haut, qui nous attendait.
Nous le considérâmes en silence, et repartîmes hâtivement.
Près de la Tenade, nous franchîmes le torrent déjà
large. Plus haut, nous nous engagions sur la moraine des Angroniettes, forte
et longue pente de gros cailloux calcaires. Sious commençait à
jurer, quand nous nous trouvâmes entourés de murmures, de glouglous
profonds, de chantonnements étranges. Entre les pierres, nous vîmes
que nous étions sur la langue du glacier; dans les crevasses, de matineux
ruisseaux se précipitaient déjà. Peu après, nous
nous arrêtions sur le replat inférieur du petit glacier, qui
plus haut s'élance à l'assaut, et se change en séracs.
Sur une grande pierre plate, nous défîmes la corde. Nous levions
les yeux sur le Grand Golliaz maintenant tout près, quand un régime
de flocons légers déborda au dessus de ses dents.
Vite nous reprîmes la marche, Sious premier, passâmes sans peine
la rimaie que l'on dit jouer parfois des tours aux contrebandiers et attaquâmes
le Col. La pente était raide; la neige dure, aussi préférâmes
nous prendre les rochers délités, à droite.
Nous en avions gravi la plus grande partie, quand un fracas de pierres plus
fort me fait lever la tête, et qu'est-ce que je vois?
Mon Sious cabriolant sur le dévaloir de neige avec un air cocassement
sérieux, et qui passe à côté de moi comme un trait.
Je m'aplatis, une secousse m'emporte à moitié le ventre, et
Sious, arrêté en contrebas:
-Yous !
-Quoi ?
-Est-ce que je suis tout pâle ?
-Oh ! Non, tout rouge !
(Rire silencieux de Poulinô.)
Sious, rassuré, rattrape son piolet, resté miraculeusement coincé
dans le rocher, et bientôt nous arrivons en haut. Aussitôt nous
jetons un regard avide sur le revers de la montagne, tant de fois scruté
sur la carte, Région très écartée, Si le Bandarray
d'où nous venons signifie pays d'arrière, ceci l'est encore
plus, et ne doit guère être connu que des contrebandiers.
Notre examen est, il est vrai, plutôt encourageant. Entre deux bras
de rochers, le petit glacier de Bosses montant aux deux cimes symétriques
des Grand et Petit Golliaz, est interrompu en son milieu par un banc de rochers.
Cependant, c'est sans entrain que noue allégeons nos sacs et nous sustentons
un peu. C'est que, pendant la montée, le ciel s'est couvert, et tout,
autour de nous, est maintenant ravalé, éteint.
Dégringolés par des rochers sur le glacier de Bosses, nous en
entreprenons aussitôt la grimpée, bientôt entaillant. Nous
avions compté sur une petite cheminée au milieu du banc de rochers,
mais il y descendait de l'eau de fonte, et il fallut monter directement. Au
dessus, nous retrouvions le névé dur. Cependant que nous nous
élevions, à notre droite s'était dégagé
le problème final, les trois pics du sommet, Le plus haut portait un
steinmann.
Enfin nous atteignîmes, au haut de la pente, de vigoureux
rochers, et tout à coup s'enfonça à nos pieds une immense
profondeur.
Mais l'admirable vue que nous aurions du avoir sur la chaîne italienne
du Mont Blanc disparaissait sous un gigantesque éteignoir de nuées;
seuls, quelques grands glaciers tiraient la langue en dessous. Pendant que
Sious, déjà topographe, dessinait l'aspect du sommet, je regardais
intrigué la farouche solitude environnante, le mur de l'arête,
coupé de grosses corniches de neige, dans l'épais silence. Mon
cousin se leva en faisant claquer son calepin.
-Là, çà y est,
Puis, tout aussitôt:
-Hein?
Une sorte de ronflement lointain avait frappé nos oreilles. Nos regards
échangèrent un mutuel embarras, et nous repartîmes en
hâte. Le plan était de prendre l'escarpement de flanc, afin d'arriver
sous le vrai sommet. Mais bientôt nous fûmes arrêtés,
c'était trop lisse. Nous remontâmes à l'arête et,
la longeant du côté italien, parvinmes à son point culminant,
une sorte de monolithe.
Quoique prévue, notre déception fut cruelle. La cime se dressait,
légèrement dominante, au delà d'une brèche impitoyable,
d'où tombait un couloir sur le glacier des Angroniettes. Nous battîmes
en retraite, sans rien dire.
De temps en temps la mystérieuse rumeur, toujours la
même, venait raviver notre inquiétude. Après avoir mangé
quelques pommes véreuses sur l'arête, nous redescendîmes
dans la paroi, et c'est alors que nous découvrîmes notre fameuse
vire, si l'on peut nommer ainsi ce rudiment de trace, inclinée dans
le mauvais sens, où nous engageâmes. Ce fut assez angoissant,
ces quelque vingt mètres, et vraiment interminable, ces quarante cinq
minutes. Trop haut sous le ciel trop bas, et quoique talonnés par cet
espèce de tonnerre sourd évoquant celui qui pouvait fondre sur
nous à chaque moment, nous n'avancions qu'avec une extrême lenteur,
l'un tenant la corde à l'autre. Nous finîmes par tailler des
espèces de marches dans le mauvais rocher, et je vois toujours l'air
fixe et tendu duquel Sious, après une dernière protestation
de solidité, se mit à suivre chacun de mes mouvements, pour
me montrer finalement sa prise, un caillou noir soulevé dans ses mains.
Après cela, Poulinô, eh! bien, après cela, nous arrivions
au dessous du pic central, et... il n'y avait plus qu'à monter!
Posant les sacs, nous nous lançâmes à l'assaut. A quoi
pensions nous, tandis que nous grimpions en silence?
Une agilité étrange donnait à nos corps quelque chose de l'oiseau. Les clous criaient, les piolets sonnaient. Une pluie bizarrement chaude tombait, mais que pouvait-elle nous importer?...A quoi nous pensions, à rien, l'esprit comme bloqué par la réalité que nous sentions imminente. Etait-ce possible?
Pense, Pouli, ce sommet tant envié, ce sommet qui s'était
si souvent élevé dans nos rêves, ce sommet dans nos mains!...
Tout à coup, nous devinâmes quelque chose au dessus de nos têtes.
Un dernier hissement nous fit monter, d'un seul coup, au sommet du vide.
Sious et Yous, interloqués, ahuris, se trouvaient debout sur une pointe de roc, à côté d'un steinmann.
Et voilà!
Yous et Sious : surnoms de Louis Kurz de Neuchâtel et Dr Maurice Chapuis,
grands amis, qui séjournaient régulièrement à
Praz de Fort.
Ce document a été retrouvé dans une malle, à l'occasion
de débarras.
Récit rédigé vers 1930 par le docteur Maurice Chapuis,
mon grand père (médecin, écrivain, peintre et alpiniste
avéré).
Voilà pourquoi le chalet porte le nom de ce sommet du fond du val Ferret.
Pierre-Laurent Rochat