Le panorama des aiguilles de tour vu depuis le chalet Grand Golliat. Photo prise le 26-12-2005
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Nous sommes en train de réaliser un nouveau projet (un peu plus chaud). Faites un petit saut aux SILENT GARDENS

Le Grand Golliaz

par Maurice Chapuis vers 1930


Le 14 août était Fête de Notre Dame, particulièrement célèbre à Ferret, où l'alpage battait son plein. Le soir, Poulinô me demanda la permission d'y monter avec un de ses amis indigènes, parce qu'on le suppliait de remplacer, avec son accordéon, Gratien, le violoneux du Revers.
Nous sûmes ensuite le vrai succès qu'il s'était taillé à la pinte, où son puissant instrument, qu'il maniait habilement, avait tout de suite fait abandonner la radio. Il avait joué jusqu'à deux heures du matin, galvanisant son monde, dont à chaque instant quelqu'un se détachait pour lui apporter un verre. A ma question, s'il buvait tout cela, il répondit que non, il mettait tous ces verres l'un à côté de l'autre, prenant parfois un petit coup "pour leur faire plaisir", sans cela buvant du sirop.
Par la suite de nos courses, il nous arriva, dans tel alpage écarté, de voir une figure sauvage s'illuminer tout à coup, en reconnaissant l'accordéoniste de Ferret.
Le lendemain matin, comme convenu, nous le rejoignîmes à la fraîcheur, et n'eûmes pas notre garçon sans peine. Il dormait sous la soupente, depuis pas bien longtemps, à cause des batteries qui avaient prolongé la fête.

Quoiqu'ayant mal à la tête, il ne fit pourtant pas de difficulté pour nous accompagner au Plateau des Lacs de Fenêtre, où nous passâmes une radieuse journée; mais, le soir venu, il me laissa seul grimper au Col des Chevaux. Puis on redescendit le sentier tant de fois parcouru. Poulinô, qui nous avait précédés, nous attendait assis un peu au dessus de l'alpage de Plan la Chaux.
La nuque cuite, portant ce petit carré de tafetas rose qu'il ne s'était pas laissé coller sans grogner sur un bouton, -après quoi pourtant il avait cessé de tirer son cou et paru bien soulagé-, il nous regardait venir. Il avait l'air de dire : "Tout ça c'est bien beau, mais je voudrais faire d'autres courses." Maintes fois, pendant la journée, il avait regardé du côté des grands massifs. Et je lui répondais mentalement :
Oui, l'année prochaine, c'est promis. Pas plus que l'on ne m'a retenu à ton âge, je ne pourrai plus te retenir. Et, comme tu es fabriqué, tu feras de plus belles ascensions que moi, tu iras bien plus haut. Et je m'en réjouissais pour lui à l'avance.
Là haut près des lacs, sa tête se tournait aussi vers le Grand Golliaz, qui quoiqu'étant un sommet secondaire avec ses 3240 mètres, l'attirait comme il nous avait attirés autrefois, par son élan, son faisceau de sommets aigus, ses blancs couloirs verticaux, par sa "gueule" enfin ; et il écoutait volontiers ce que je lui en racontais.

Le Grand Golliaz avait joué un grand rôle dans la vie des deux cousins Yous et Sious, précisément à l'âge de Poulinô.
Il les intriguait avec son air assez méchant, son noir isolement, son inconnu, car on disait que ce sommet, quoiqu'étant à l'angle ouest du Valais, par conséquent marquant l'extrémité sudoccidentale de la Suisse, n'avait été que peu visité, et jamais par des Suisses.
Le père de Sious lui-même, grand pionnier de la chaîne alpine, dont nous tenions ces renseignements, s'intéressait au Grand Golliaz, et de ce fait, nous l'avions entrepris à plusieurs reprises, une fois avec guide. Mais on ne savait pas comment l'atteindre, ses différents pics étant séparés par des coupures infranchissables.
Vint enfin l'année 1903, pour laquelle on avait fait de grands projets définitifs, et aussi... le départ imprévu du papa Kurz pour la Franche Comté, emporté par le démon de la lutherie.
C'est alors que Sious et Yous, au comble de l'excitation, décidèrent leur grand départ tout seuls, et, prétextant une course dans le massif du St Bernard, disparurent un beau soir, lourdement chargés, de Praz de Fort.
Leurs mères, ayant justement projeté le passage du Col Ferret sur Courmayeur avec une jeune amie, ils les avaient honteusement lâchées, se bornant à porter leurs provisions jusqu'à Ferret. Là, à la nuit tombante, et non sans susciter de l'étonnement, les deux cousins poursuivirent leur marche, résolus à aller coucher le plus haut possible.
Ce fut un vagabondage un peu fantastique dans ce tréfonds de vallée, noir comme un four, où rugissait le "mauvais vent" subitement levé. A tout bout de champ l'on prenait pour le mayen visé soit un bloc de rocher, soit une silhouette de sommet dans le ciel. Enfin l'on buta contre un mur de pierres sèches.
Il y avait une porte, on frappa. Une voix sonore retentit:
-Qui est là?
-On est deux, on voudrait passer la nuit.
-Poussez, c'est ouvert.
On ralluma la lanterne, dont le vent nous avait refusé l'usage. Nous nous trouvions sur le sol nu d'un grand mayen, entourés de tout l'appareil rustique d'une fromagerie. Nous laissâmes en bas notre bagage et grimpâmes à 1'échelle. Immédiatement sous le toit était une espèce d'échafaudage grossier où une dizaine d'hommes.
-Bonsoir:
-Bonsoir:
Nous ôtâmes nos souliers et nos molletières. Dans le rayon de ma lanterne, plusieurs têtes hirsutes s'étaient soulevées, peut-être, Poulinô, les pères de ceux que ton accordéon fit plus tard danser à Ferret, peut-être eux-mêmes, alors à l'âge de ces jeunes pâtres qui nous examinaient de leurs luisants regards. Nous
enjambâmes plusieurs corps qui s'étaient serrés sans mot dire.
Nous nous couchâmes sur le foin rèche, touchant presque aux plaques du toit. On se partagea une ou deux couvertures trouées. Et l'on éteignit.
Les corps firent craquer un instant la charpente, chacun se pelotonnant contre le froid. On entendit de gros rires, des soupirs énormes. Puis l'immobilité se fit, des souffles réguliers et bruyants remplirent le silence.
Mais tout ne s'endormit pas.
Poulinô, tu connais cette sorte de nuits. Une ou deux fois tu m'en as parlé, disant que tu ne pouvais pas dormir, à cause de ceci ou de cela. Je garde de toi une composition de, gymnase où tu racontes qu'ayant quitté certain bivouac à l'extrémité du lac, tu t'en allas jusqu'au bout de la jetée de la Thièle, et là t'asseyant, écris-tu, seul parmi les eaux et les étoiles, "j'ai pensé".
Pour nous, ce qui nous empêchait de dormir, c'était, le vent s'étant étrangement tu, une impitoyable goutte d'eau, tombant dans un récipient rempli, et aussi, un petet qui s'était réveillé dans l'étable voisine, tintant ou se secouant selon les caprices de quelque génisson; c'étaient encore d'autres choses troublantes et la pensée de nos mères, que nous laissions aller seules dans cette montagne frontière.
Deux heures plus tard environ, je fus tiré d'un bout de sommeil par des souffles froids qui me léchaient le visage. Le vent hurlait de nouveau. Les mains enfoncées dans les poches et la peau grattée par le foin, j'épiais Sious s'agitant à mon côté. Nous finîmes par franchir l'énorme distance qui nous séparait, et joignant nos deux solitudes, échangeâmes à voix basse quelques propos découpés sur notre beau projet, sur ce vent, le mauvais vent. Et cependant, nous sentions que la route était fermée derrière nous, que nous irions malgré tout, que nous étions partis.
Tandis que le vent continuait à pleurer sur la montagne triste, j'étais tombé dans une torpeur délicieuse, sorte d'éternité, qui s'interrompit soudain.
Il faisait toujours nuit, et plus froid. Plus de goutte d'eau, plus de potet, presque plus de vent. Des craquements retentissaient dans la poutraison, et les cavités sonores du mayen semblaient remplies d'un vague murmure. Je restais immobile, les yeux grands ouverts.
Une main me frôla, Sious me dit :
-Yous?
-Quoi?
-Quatre heures.
-Oui?
-Oui.
Je trouvai une allumette : un éclair nous entra dans les yeux; et ma petite lanterne se balança sur nos têtes. Un ou deux montagnards gagnèrent à quatre pattes l'échelle, des bouts de patois se firent entendre. Sious et Yous remirent leurs souliers et molletières, cependant que les pâtres les considéraient fixement. En bas, une lampe minuscule, suspendue au mur grossier, couvrait d'une rougeâtre lueur le désordre des seilles, des bouilles, des instruments bizarres.

-Est-ce qu'on peut faire chauffer du lait?
-Oui.
La minute d'après, un feu pétillait dans le mayen, qui sembla devenu une caverne profonde. Cependant un vieux venait nous dire :
-Beau le temps; mais çà ne veut pas durer.

Nous voulûmes lui demander des renseignements sur notre course, mais ce fut vite dit : personne n'allait jamais là-haut.
A l'extérieur se déchirait un bruit de cris et de sonnailles . Le jour venait.
Dans le petit cadre de la porte parut une puissante carrure, et le premier seillon de lait mousseux s'engouffra dans la cuve.
Pendant que notre lait commençait à fumer, nous sortîmes tous deux. Un grand froid nous saisit. Dans une sorte de crépuscule, les gazons dégringolaient jusqu'au torrent. Au loin, quelque vision blanche commençait à vaciller sous les rayons d'un soleil inconnu. Dans le ciel régnait une sourde lueur, envahie à chaque instant d'une nouvelle nappe de lumière. Et la lutte immense se poursuivait, et le grand désastre s'accusait, tandis que résistait encore une arrière garde d'étoiles faiblissantes. Face à nous, la Tête Ferret se dégageait lentement de l'ombre. On commençait à distinguer, sur son rein puissant, une faible ligne jaunâtre, le sentier du col. Nos yeux essayaient de le suivre, espérant découvrir au loin de petits points noirs. Mais rien ne répondait que l'âpre voix de la montagne, vent et torrent mélangés.

Nous rentrâmes. Après avoir mangé et bu un lait épais dont la bonne chaleur nous sembla circuler dans les möêlles, on se harnacha mutuellement.
-Au revoir!
-Au revoir!
La vallée était pleine d'ombre encore. Après le mayen mélancolique du Mont percé, nous nous mîmes à en remonter le dernier tournant. Finie la nuit mauvaise, nous avions retrouvé nos dix sept ans, et nous allions de ce pas que je t'ai souvent vu, souvent envié, et dont j'ai tant auguré. Le ciel était tout bleu, le torrent pur et glacé chantait près de nous, les marmottes sifflaient de toutes parts. Peu à peu sous nos pieds, l'herbe le cédait aux seules pierres. Soudain Sious s'arrêta: un dernier versant s'étant dérobé, il était là haut, qui nous attendait.
Nous le considérâmes en silence, et repartîmes hâtivement.
Près de la Tenade, nous franchîmes le torrent déjà large. Plus haut, nous nous engagions sur la moraine des Angroniettes, forte et longue pente de gros cailloux calcaires. Sious commençait à jurer, quand nous nous trouvâmes entourés de murmures, de glouglous profonds, de chantonnements étranges. Entre les pierres, nous vîmes que nous étions sur la langue du glacier; dans les crevasses, de matineux ruisseaux se précipitaient déjà. Peu après, nous nous arrêtions sur le replat inférieur du petit glacier, qui plus haut s'élance à l'assaut, et se change en séracs. Sur une grande pierre plate, nous défîmes la corde. Nous levions les yeux sur le Grand Golliaz maintenant tout près, quand un régime de flocons légers déborda au dessus de ses dents.
Vite nous reprîmes la marche, Sious premier, passâmes sans peine la rimaie que l'on dit jouer parfois des tours aux contrebandiers et attaquâmes le Col. La pente était raide; la neige dure, aussi préférâmes nous prendre les rochers délités, à droite.
Nous en avions gravi la plus grande partie, quand un fracas de pierres plus fort me fait lever la tête, et qu'est-ce que je vois?
Mon Sious cabriolant sur le dévaloir de neige avec un air cocassement sérieux, et qui passe à côté de moi comme un trait. Je m'aplatis, une secousse m'emporte à moitié le ventre, et Sious, arrêté en contrebas:
-Yous !
-Quoi ?
-Est-ce que je suis tout pâle ?
-Oh ! Non, tout rouge !
(Rire silencieux de Poulinô.)

Sious, rassuré, rattrape son piolet, resté miraculeusement coincé dans le rocher, et bientôt nous arrivons en haut. Aussitôt nous jetons un regard avide sur le revers de la montagne, tant de fois scruté sur la carte, Région très écartée, Si le Bandarray d'où nous venons signifie pays d'arrière, ceci l'est encore plus, et ne doit guère être connu que des contrebandiers.
Notre examen est, il est vrai, plutôt encourageant. Entre deux bras de rochers, le petit glacier de Bosses montant aux deux cimes symétriques des Grand et Petit Golliaz, est interrompu en son milieu par un banc de rochers. Cependant, c'est sans entrain que noue allégeons nos sacs et nous sustentons un peu. C'est que, pendant la montée, le ciel s'est couvert, et tout, autour de nous, est maintenant ravalé, éteint.
Dégringolés par des rochers sur le glacier de Bosses, nous en entreprenons aussitôt la grimpée, bientôt entaillant. Nous avions compté sur une petite cheminée au milieu du banc de rochers, mais il y descendait de l'eau de fonte, et il fallut monter directement. Au dessus, nous retrouvions le névé dur. Cependant que nous nous élevions, à notre droite s'était dégagé le problème final, les trois pics du sommet, Le plus haut portait un steinmann.

Enfin nous atteignîmes, au haut de la pente, de vigoureux rochers, et tout à coup s'enfonça à nos pieds une immense profondeur.
Mais l'admirable vue que nous aurions du avoir sur la chaîne italienne du Mont Blanc disparaissait sous un gigantesque éteignoir de nuées; seuls, quelques grands glaciers tiraient la langue en dessous. Pendant que Sious, déjà topographe, dessinait l'aspect du sommet, je regardais intrigué la farouche solitude environnante, le mur de l'arête, coupé de grosses corniches de neige, dans l'épais silence. Mon cousin se leva en faisant claquer son calepin.
-Là, çà y est,
Puis, tout aussitôt:
-Hein?
Une sorte de ronflement lointain avait frappé nos oreilles. Nos regards échangèrent un mutuel embarras, et nous repartîmes en hâte. Le plan était de prendre l'escarpement de flanc, afin d'arriver sous le vrai sommet. Mais bientôt nous fûmes arrêtés, c'était trop lisse. Nous remontâmes à l'arête et, la longeant du côté italien, parvinmes à son point culminant, une sorte de monolithe.
Quoique prévue, notre déception fut cruelle. La cime se dressait, légèrement dominante, au delà d'une brèche impitoyable, d'où tombait un couloir sur le glacier des Angroniettes. Nous battîmes en retraite, sans rien dire.

De temps en temps la mystérieuse rumeur, toujours la même, venait raviver notre inquiétude. Après avoir mangé quelques pommes véreuses sur l'arête, nous redescendîmes dans la paroi, et c'est alors que nous découvrîmes notre fameuse vire, si l'on peut nommer ainsi ce rudiment de trace, inclinée dans le mauvais sens, où nous engageâmes. Ce fut assez angoissant, ces quelque vingt mètres, et vraiment interminable, ces quarante cinq minutes. Trop haut sous le ciel trop bas, et quoique talonnés par cet espèce de tonnerre sourd évoquant celui qui pouvait fondre sur nous à chaque moment, nous n'avancions qu'avec une extrême lenteur, l'un tenant la corde à l'autre. Nous finîmes par tailler des espèces de marches dans le mauvais rocher, et je vois toujours l'air fixe et tendu duquel Sious, après une dernière protestation de solidité, se mit à suivre chacun de mes mouvements, pour me montrer finalement sa prise, un caillou noir soulevé dans ses mains.
Après cela, Poulinô, eh! bien, après cela, nous arrivions au dessous du pic central, et... il n'y avait plus qu'à monter!
Posant les sacs, nous nous lançâmes à l'assaut. A quoi pensions nous, tandis que nous grimpions en silence?

Une agilité étrange donnait à nos corps quelque chose de l'oiseau. Les clous criaient, les piolets sonnaient. Une pluie bizarrement chaude tombait, mais que pouvait-elle nous importer?...A quoi nous pensions, à rien, l'esprit comme bloqué par la réalité que nous sentions imminente. Etait-ce possible?

Pense, Pouli, ce sommet tant envié, ce sommet qui s'était si souvent élevé dans nos rêves, ce sommet dans nos mains!...
Tout à coup, nous devinâmes quelque chose au dessus de nos têtes. Un dernier hissement nous fit monter, d'un seul coup, au sommet du vide.

Sious et Yous, interloqués, ahuris, se trouvaient debout sur une pointe de roc, à côté d'un steinmann.

Et voilà!


Yous et Sious : surnoms de Louis Kurz de Neuchâtel et Dr Maurice Chapuis, grands amis, qui séjournaient régulièrement à Praz de Fort.


Ce document a été retrouvé dans une malle, à l'occasion de débarras.
Récit rédigé vers 1930 par le docteur Maurice Chapuis, mon grand père (médecin, écrivain, peintre et alpiniste avéré).

Voilà pourquoi le chalet porte le nom de ce sommet du fond du val Ferret.

Pierre-Laurent Rochat